J’aimerais vous soumettre un article récent qui est paru dans l’Ottawa Citizen et qui traite de la classe ouvrière du Canada. L’auteur nous fait part de ses réflexions au sujet du Programme des travailleurs étrangers temporaires et de ses effets sur la classe ouvrière.
Il est difficile de comprendre les raisons qui portent à attirer des centaines de milliers de travailleurs temporaires étrangers pour occuper des postes qui pourraient être occupés par des Canadiens et des Canadiennes, alors que ces derniers sont des milliers à se chercher un emploi. L’accueil et la façon de traiter ces travailleurs étrangers sont tout aussi inquiétants : où est leur protection en terme d’attribution de travail, que fait-on de leurs contraintes familiales, qu’en est-il de l’équité de leur salaire et de leur couverture médicale…?
L’article qui suit décrit divers aspects du programme et souligne des sujets qui suscitent la réflexion et qui méritent que nous nous y attardions :
La classe ouvrière : la mal-aimée.
Terry Glavin, Ottawa Citizen (30 avril 2014), traduit de l’anglais
Le Premier Mai est la date qui marque l’hommage mondial rendu aux grévistes de Chicago qui en 1886 ont revendiqué la journée de travail des huit heures. C’est l’occasion idéale pour se poser ouvertement quelques questions légitimes que, par ailleurs, les travailleurs canadiens se posent souvent, dernièrement.
En voici une, en guise d’entrée en matière… Comment se fait-il que les salariés canadiens doivent endurer l’existence d’un programme géré par le Fédéral, de quasi-privatisation et qui réduit leurs salaires? Il faut préciser aussi que ce programme offre aux employeurs une pirouette juridique qui leur offre un accès facile et illimité à un bassin de travailleurs captifs et à bas salaire.
Cette dérive dans la façon de gérer le labeur semble avoir évolué rapidement et, alors que presque personne n’y prêtait attention, le C. D. Howe Institute est monté aux barricades pour dénoncer ce processus pernicieux. On aurait été moins étonné si la première à dénoncer celte situation avait été quelque aile révolutionnaire du Congrès du travail du Canada!
Les rapports publiés maintes fois par la presse ont fait état d’anomalies dans le cadre du Programme de Travailleurs temporaires étrangers. Ces rapports ont révélé des situations qui ne ressemblent moins à une politique nationale du travail mal établie, qu’à un programme de racket du travail orchestré par le Fédéral. On est donc en droit de se poser la question suivante : comment se fait-il qu’un programme, créé en 1973 et ayant pour but d’offrir aux employeurs une solution de dernier recours et limitée dans le temps, pour leur permettre de faire face à des difficultés ponctuelles de recrutement de personnel et de répondre à la demande du marché, se soit transformé en rien de moins qu’une légalisation du trafic humain?
Les seuls éléments qui peuvent être mentionnés, sans causer trop de controverses, sont les larges pans de l’économie canadienne qui dépendent désormais de l’afflux d’une sous-catégorie de perpétuels non-citoyens « temporaires ». C’est exactement ce que nous démontre la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, même si ce n’est que par inadvertance. C’est aussi ce que Christy Clarke, première ministre de Colombie-Britannique, a avoué ses chimères au sujet d’une indépendance financière fondées sur le boom de gaz naturel liquéfié. C’est également ce que le groupe de pression Restaurants Canada a clamé haut et fort au cours de la semaine écoulée.
On nous promet que la prudente suspension de la transformation de l’industrie de la restauration du Canada, si chère à Jason Kenny (ministre de l’Emploi), en un vaste réseau de chaînes de restauration rapide alimentée par une force ouvrière asservie et composée de travailleurs étrangers, aboutira à une anarchie sectorielle, à des fermetures et à des mises à pied. « Les restaurants vont crouler [sous le poids des augmentations salariales et des avantages sociaux], » ont vociféré les franchises de McDonald. Comme si le relèvement des salaires à un niveau viable et l’octroi d’avantages sociaux étaient autant de tares!
Mais au fait, de quel nombre de travailleurs immigrés parlons-nous au juste? Les chiffres semblent bien plus grands que ce qu’on insinue.
L’année passée, 338 000 dossiers de candidats au Programme de Travailleurs temporaires étrangers étaient en souffrance. En ajoutant d’autres non-citoyens travaillants (ou pour le moins autorisés à travailler), incluant les ouvriers agricoles, les bonnes d’enfants, les étudiants étrangers, les étudiants de programmes d’échange dans le cadre d’Expérience Canada, etc., on arrivera vite à la conclusion que ce sont plus de 600 000 personnes qui sont asservies et soumises à des conditions de quasi-survie, tout en subissant l’arbitraire, qui risquent la déportation!
Ce chiffre dépasse celui de la population active de la Saskatchewan. Son existence parmi la classe ouvrière canadienne, déjà sous-employée, aura des répercussions faciles à imaginer par n’importe qui, même par les personnes qui n’ont aucun diplôme en sciences économiques. Le C.D. Howe Institute, qui a causé le brouhaha de la semaine dernière [NDT : semaine du 28 mars 2014], a révélé que l’apport de travailleurs temporaires aura été la cause de l’accroissement de quelque 3,9 points du taux de chômage en Alberta et en Colombie-Britannique, entre 2007 et 2010.
Dès lors, il ne faut pas s’étonner, qu’après 40 années et plusieurs modifications (et peu importe les hypothétiques résultats positifs marginaux du Programme de Travailleurs temporaires étrangers), qu’il est raisonnable d’affirmer que ce programme vide les poches des salariés canadiens et qu’il constitue une escroquerie qui profite aux seuls employeurs de ce pays, dont les profits ne devraient pas se faire sur le dos des plus humbles.
La chose la plus surprenante est que toute cette affaire semble avoir surgi de nulle part. Le représentant libéral John MacCallum la qualifie de « capharnaüm conservateur ». Cette façon de faire détourne habilement l’attention de ce qu’on pourrait appeler le point pivot entre un effet pervers réglementaire tolérable et un recrutement furtif fait à la va-vite, tel qu’il s’est produit en 2002 sous le règne de Jean Chrétien et en vertu du Projet pilote à l’intention des travailleurs possédant un niveau réduit de formation officielle.
Du coup, le nombre de travailleurs étrangers au Canada a quadruplé et la proportion des travailleurs canadiens qui se sont fait pièger dans ce qu’Ottawa appelle la « catégorie D » de la Classification nationale des professions (connu partout ailleurs au pays sous le vocable « travailler au salaire minimum »), est passée de 1 à 8,8 %.
Le fait que le Programme de Travailleurs temporaires étrangers soit désormais devenu incontrôlable est mis en évidence lors d’un simple examen superficiel de tous les éléments que Jason Kenny (ministre de l’Emploi), tente d’atténuer. On pense à des amendes plus lourdes pour les personnes qui abusent du système, à la création d’une « liste noire » publique dénonçant les arnaqueurs, à la suppression des exceptions qui permettaient aux employeurs de verser aux travailleurs étrangers un salaire plus bas que celui qui était généralement payé, à des augmentations des frais de demande… Ces mesures n’ont eu pratiquement aucun effet sur l’exécution du programme.
La raison pour laquelle tout le monde semble avoir été pris au dépourvu par toute cette situation pourrait être expliquée par la dévotion aveugle des 25 dernières années des Libéraux, Conservateurs et Néo-Démocrates à la plus connue des images de Rorschach : celle de la classe moyenne.
C’est une expérience qui risque de ne pas passer le test de la Loi sur la preuve du Canada, mais il est révélateur qu’une recherche succincte dans la base de données du Parlement sur les débats (Hansard) indique que la dernière fois que l’existence de la classe ouvrière avait généré tant d’occurrences au cours de débats parlementaires, était le 27 octobre 2007. Cette révélation a été accueillie comme un soulagement par Bradley Trost (Saskatoon — Humboldt, PPC) qui, en faisant un lien avec les coupes fédérales et les crédits de taxes, s’est exclamé : « Ils visent la classe ouvrière canadienne. »
Ça semble avoir été la seule fois où le mot-clé classe ouvrière a été repris dans l’index des mots-clé des débats de la Chambre des Communes depuis 1994. Avant qu’on ne nous pose la question : non, les références pro forma à la « classe ouvrière canadienne ordinaire » ou des remarques acerbes sur des termes bizarroïdes comme « travailleurs à revenu moyen », ne sont pas prises en compte.
Toujours durant ces 20 années, on ne compte pas moins de 206 séances à la chambre des Communes où des sacrifices ont été faits sur l’autel de ce qu’on appelle communément la « classe moyenne ». Près d’une centaine de ces « sacrifices » s’est produite au cours de l’actuelle 41e séance parlementaire, qui a entamé ses travaux le 2 juin 2011. Le trafic de panégyriques adressés à la classe moyenne a été particulièrement dense au cours de ces derniers jours en raison d’un rapport publié dans le New York Times qui semblait indiquer que peu importe la définition qu’on donne à la notion de « classe moyenne », celle du Canada semblait prospérer ou péricliter, selon l’économiste « au goût du jour » à qui on veut bien prêter une oreille attentive.
Mais la classe ouvrière canadienne est bel et bien une réalité. Le 1er mai, la journée internationale des travailleurs originelle, est la journée la plus indiquée pour remarquer que les circonstances en vigueur biaisent le système et que cela vaudrait la peine de se poser la question quant à l’existence d’un allié à la chambre des Communes sur lequel la classe ouvrière canadienne peut compter. Y en aurait-il un, ne fût-ce qu’un seul…?
Terry Glavin est auteur et journaliste, dont la dernière oeuvre s’intitule Come from the Shadows.